Les mémoires de Georges de Chambray et d’Eugène Labaume sur la campagne de Russie contiennent un document intitulé « tableau synoptique de la Grande Armée, avant le passage du Niémen, situation au 15 juin 1812 » qui permet de connaître l’état des forces militaires à la veille de la campagne de Russie.
Il indique un effectif de 671 600 soldats pour la Grande Armée et un effectif de 238 000 soldats pour l’armée russe. Par sa précision sur le nombre d’hommes, de chevaux de trait ou de selle, il est convaincant, et ses données sont souvent reprises dans les ouvrages récents.
Il est composé de trois parties :
– l’état nominatif du personnel correspondant à la maison civile de Napoléon, aux états-majors des corps d’armée et de réserve, aux parcs d’artillerie et du génie, et celles des troupes dans les places fortes.
– la force numérique des unités de la Grande Armée et des garnisons des places fortes précisant le nombre de soldats et chevaux.
– la force numérique des armées russes.
AUTRES CHIFFRES
La version française Wikipedia (référence pour la foule, on ne sait toujours pas qui se cache derrière leurs publications) a fait le grand écart, passant d’un effectif français de 771 500 hommes, il y a quelques années, à 440 000 hommes sur le Niémen et 680 000 hommes pour la Grande Armée, aujourd’hui. Ceci a été actualisé en juin 2017, avec source «Fondation Napoélon (écrit comme ça), Thierry Lentz et Marie-Pierre Rey». Or, dans la réédition « Correspondance générale de Napoléon Bonaparte sur la campagne de Russie », l’étude de François Houdecek donne un effectif de 611 154 hommes.
La version « british » est pas mal non plus avec de nombreux chiffres : 450 000 de Felix Markham, 600 000 de George Lefebvre, 510 000 de James Marshall Cornwall, 420 000 d’Eugène Tarle, 685 000 de Richard K. Riehn, et entre 550 000 et 600 000 d’Adam Zamoyski.
Vraiment de quoi s’y perdre.
OBSERVATIONS
Côté français :
En lisant en détail le document de Labaume (souvenez-vous, 671 600 soldats), on constate que la division danoise du général Eswald, la garde nationale de Hambourg, le dépôt général de cavalerie, ainsi que les garnisons de Magdebourg, Dantzig, Stettin, Custrin, Glogau, Berlin et Stralsund sont compris dans l’effectif de la Grande Armée, ce qui représente 57 600 soldats n’ayant jamais franchi la frontière russe. En déduisant, l’effectif de la Grande Armée baisse à 614 000 soldats. Ce chiffre est proche de celui donné par François Houdecek, 611 154 hommes, mais celui-ci a inclus les 12 152 hommes de la division danoise.
En entrant encore plus dans le détail, on constate que le 13e régiment d’infanterie bavaroise est compté deux fois, dans l’effectif du VIe corps bavarois et dans le Xe corps du maréchal Mac Donald avec lequel il a effectivement fait la campagne.
Le 2e régiment d’infanterie de Bade, rattaché au Ier corps d’armée du maréchal Davout le 15 juin, est aussi compté dans le IXe corps d’armée et dans l’état-major de la Grande Armée. Ce régiment, à deux bataillons, avait eu un bataillon détaché à l’état-major et un autre en garnison à Pillau au début de la campagne. Il avait rejoint par la suite la brigade badoise du IXe corps d’armée.
Le 13e régiment d’infanterie polonaise figure dans la division du général polonais Zayonchek du Ve corps d’armée, alors que ce régiment était resté en garnison dans la ville polonaise de Zamosc, et on le retrouve une deuxième fois avec la division Kozynski à la fin de la campagne.
L’intitulé du document de Labaume est donc trompeur car il sous-entend que toutes les troupes étaient disponibles au 15 juin 1812, or la composition définitive du XIe corps d’armée d’Augereau ne s’est faite que trois mois plus tard, vers septembre.
Le IXe corps d’armée du maréchal Victor, la division de réserve Lagrange, les 6e bataillons des 19e, 37e, 46e, 56e et 93e régiments d’infanterie de ligne et bien d’autres unités ne sont entrés en Russie qu’en plusieurs vagues successives.
Le régiment des flanqueurs n’a rejoint la Garde impériale qu’au mois d’août.
De nombreuses unités étaient incomplètes, comme la légion de la Vistule qui, au 15 juin, était composée de trois régiments à deux bataillons sur trois théoriques, les trois autres bataillons ont rejoint la Grande Armée qu’en novembre, après avoir servi de garnison sur les lignes de communication.
Côté russe :
Le document indique un effectif russe de 238 000 soldats, soit un chiffre largement inférieur à celui de la Grande Armée, une différence de « 433 600 soldats ». Une autre source, celle de l’historien russe Bourtoulin, indique un effectif plus nombreux : 517 682 soldats.
Sur Wikipedia, on lit « l’armée impériale russe qui lui fait face est moins nombreuses, du moins au début de la campagne. Environ 280 000 russes sont déployés sur la frontière polonaise (certaines estimations vont de 350 000 jusqu’à 710 000) ». Là, ce n’est plus une fourchette, ni même un râteau, ça devient absurde, autant dire qu’on ne sait pas !
ANALYSE
De si grandes différences de chiffre font réfléchir. Il y a d’un côté, un effectif de la Grande Armée surévalué, et de l’autre, un effectif russe sous-évalué. Ce contraste exagéré est probablement voulu pour justifier le repli de l’armée russe et le refus de combattre au début de la campagne. La ficelle est tellement grosse que cela semble étonnant que de tels chiffres soient repris intégralement.
Il a fallu certainement beaucoup de temps pour faire ce document, mais sous leurs aspects précis et basés sur les archives, les auteurs cachent mal la volonté de grossir les chiffres pour des raisons politiques. Il fallait satisfaire le pouvoir nouveau et critiquer l’ancien, et ainsi alourdir le bilan de la campagne de Russie.
La vérité est que la Grande Armée de Napoléon et l’armée russe devaient avoir des effectifs comparables, et que chacune a reçu des renforts tout au long de la campagne.
Il faudra donc attendre une nouvelle étude qui, au lieu de prendre des chiffres de différentes sources à différents moments, et les additionner dans un seul tableau de façon statique, suivra au jour le jour les effectifs de façon dynamique afin d’avoir une idée plus juste de cette campagne… (L’étude sérieuse est faite par le Carré Impérial depuis 2011-2012).