Tout récemment, le petit milieu napoléonien s’est esbaudi – avec raison – de la découverte d’une copie du manuscrit original du « Mémorial de Sainte-Hélène » – en fait, sa retranscription par les Anglais – et de sa réédition au mois d’octobre dernier par les éditions Perrin, avec, sans doute, le soutien financier de la Fondation Napoléon dont le nom figure sur la couverture.
UN COUP BAS BIEN MONTÉ
Inutile de revenir sur les détails de la découverte faite par Peter Hicks, historien anglais de la Fondation Napoléon – il est décrit par « le Monde » en ligne comme « si britannique par son humour et sa modestie » – car les médias rendirent raisonnablement compte de l’événement, tout en soulignant qu’il s’agissait là d’une excellente occasion de vérifier si, dans la célèbre version bien connue de 1823, l’auteur, Emmanuel de Las Cases, avait, ou non, enjolivé la vérité.
On n’ose alors imaginer le délire des détracteurs du « tyran sanguinaire » s’il se fût agi d’un tissu de mensonges et d’affabulations ?
Quelle aubaine ! Pouvoir discréditer un ouvrage majeur de l’époque portant la marque personnelle de Napoléon, cela ne se refuse pas.
Le même « Monde » en ligne du 30 septembre avançait déjà ses conclusions, ou plus certainement celles des auteurs :
« Un manuscrit découvert à Londres montre que Las Cases, auteur du “testament” de Napoléon en exil, a enjolivé les propos de l’empereur déchu. »
Ne jamais oublier : « déchu », qui induit une petite note un peu sordide, qui rabaisse agréablement l’homme, et cela sonne mieux que « exilé », ou, surtout, « déporté ».
Non ! Surtout pas déporté, qui donne une image fâcheuse du gouvernement anglais de ce temps, ce qui est fort mal vu entre les murs de la Fondation.
Donc, pour le Monde, point d’ambiguïté possible : Las Cases a enjolivé la parole de Napoléon. Comme le journaliste n’a évidemment pas lu les deux versions, sa « déduction » lui a été soufflée.
Dans « le Point » en ligne du 4 octobre, on lit :
« Napoléon s’est bien servi d’un mémorialiste consentant pour asseoir sa légende », et l’auteur de l’article ajoute que Las Cases ayant « gonflé son texte au fil des réimpressions, d’autres soupçons pesaient sur sa véridicité. Vérité, extrapolation, déformation ? Faute de disposer du manuscrit original confisqué par les Anglais, introuvable même chez les descendants de Las Cases, les napoléoniens s’arrachaient les cheveux. »
Il est généralement admis que la version la meilleure et la plus complète est celle des éditions Flammarion de 1951 :
« Le Mémorial de Sainte-Hélène, Première Édition intégrale et Critique, Établie et Annotée par Marcel Dunan, de l’Institut, dans la collection Les Grands Mémoires. »
Elle se présente sous la forme de deux volumes de, respectivement, 910 et 922 pages, en petite typographie à interlignage très serré, trop même, car une lecture soutenue peut se révéler assez rapidement pénible.
A priori, rien de semblable à redouter avec cette nouvelle version : 800 pages !
Las Cases a « gonflé son texte », écrit « le Point ».
Il semblerait en effet que Las Cases n’ait pas lésiné sur « la gonflette », car on constate un « manque à lire » de 1 032 pages. « Excusez du peu », comme le dit l’expression familière bien connue.
On est donc en droit de s’interroger sur ce que représente la version « amincie » de plus de 1 000 pages d’un document considéré – à juste titre – comme essentiel pour la connaissance et la compréhension d’une époque à nulle autre pareille.
« Mémorialiste consentant », dit encore l’article du « Point ».
Mais à qui fallait-il donc que Napoléon confiât le soin d’enregistrer le récit de sa vie et de son œuvre ?
Aux « Bourbon’s Brothers », peut-être, ou à leurs « séides », un vocable d’ailleurs très souvent employé pour désigner les fidèles de Napoléon d’hier et d’aujourd’hui ?
À ce comte d’Artois, type même du conspirateur lâche qui refusait de prendre le moindre risque, qui envoyait au casse-pipe des hommes courageux et dévoués à sa cause comme Cadoudal pour faire le « sale boulot » de spadassin, celui que le féroce général mémorialiste Paul Thiébault décrit ainsi dans ses célèbres Mémoires en cinq volumes ?
« Pendant ce temps, [la scène se passe deux jours après la prise de la Bastille] le comte d’Artois, que la peur rendit toute sa vie capable de tout au monde, et que d’après cela on pourrait surnommer le crâne des lâches, décampait à toutes jambes ; de cette sorte, il fut le premier des émigrés. »
Ou à cet ex-comte de Provence, devenu Louis XVIII, celui que son appétit gargantuesque faisait surnommer par les Gantois, le « roi restaurateur », celui qui, au soir du 18 juin 1815, en son gîte peureux de la rue des Champs, à Gand, eut l’abjection de célébrer par une sauterie la mort de la Grande Armée ?
Au moment des agapes, levant son verre, le « réfugié » avait regardé l’assistance, béate, et laissé tomber ces mots :
« Monsieur le Maréchal [il s’adresse à Victor, qui, comme Marmont, a tourné le dos à Napoléon], jamais je n’ai bu au succès des Alliés avant la Restauration ; leur cause était juste, mais j’ignorais leurs desseins sur la France. Aujourd’hui qu’ils sont les alliés de ma couronne, qu’ils combattent non les Français mais les Bonapartistes, qu’ils se dévouent si noblement [!] pour la délivrance de nos peuples et le repos du monde, nous pouvons saluer la victoire sans cesser d’être français. »
Cette infamie fut publiée le lendemain de la bataille dans le « Journal Universel de Gand », la feuille de chou royaliste du moment (1 – se référer en bas de page).
Il va de soi que le « pape de la Napoléonie » ne pouvait rester coi devant l’événement.
C’est ainsi que l’on trouve son nom au bas d’un long article publié dans le magazine « Valeurs » (ex-« Actuelles ») ainsi titré :
« Le Mémorial de Sainte-Hélène, chef d’œuvre de propagande. »
Le « Maître » a une obsession : c’est la propagande, celle du moins de Napoléon.
À l’appui de son propos, il mentionne deux phrases, absentes du manuscrit de 1816, mais présentes dans l’édition première de 1823. Les voici :
« Quel roman que ma vie ! » : une falsification éhontée, en effet.
« Autre lacune plus importante encore [hormis anecdotique, quelle est la portée réelle du « roman de ma vie » ?], à la date des 9 et 10 avril 1816, Las Cases consigne une longue tirade de Napoléon, l’une des plus belles du Mémorial : “Rien ne saurait désormais détruire ou effacer les grands principes de notre Révolution… Voilà le trépied d’où jaillira la lumière du monde” ! Et de rappeler qu’il en fut “le flambeau”, de là la persécution dont il est l’objet. Or cela ne figure pas non plus dans le manuscrit d’origine ! »
Le point d’exclamation vient à propos pour rappeler combien cette absence est choquante. Subtil !
De toute façon, comme la phrase est belle, elle ne peut être évidemment qu’une trouvaille de Las Cases.
Et l’auteur de l’article de souligner que « d’autres tirades de ce type sont également absentes du manuscrit de 1816. »
J’en suis encore à chercher l’intention de propagande que révélerait l’absence de ces quelques phrases.
Résumons.
Chez Napoléon, tout est donc propagande :
– Les victoires sur les armées coalisées contre la France ? Propagande.
– La régénération du pays ravagé par la Révolution, la Terreur immonde et le Directoire ? Propagande.
– La remise en état des routes, des ports, des voies fluviales, le percement de canaux, de routes, de tunnels ? Propagande.
– Le Concordat et le retour de la paix des âmes ? Propagande.
– L’Institution du Conseil d’État ? Propagande.
– L’instauration du Code civil ? Propagande.
– La création des lycées, des préfets, de la Banque de France, des Prud’hommes, etc. etc.
Propagande, propagande, propagande !
Oui, l’article dit vrai : Napoléon est indiscutablement un génie de la propagande.
LOUIS MATHIEU MOLÉ, UN ANGLE DIFFÉRENT
Un autre homme a vu les choses sous un angle assez différent.
Il est juste de préciser qu’il était aux premières loges, puisqu’il s’agit du comte Louis Mathieu Molé, ancien directeur des Ponts et Chaussées en 1809 et ministre de la Justice en 1813.
La phrase par laquelle il concluait un rapport sur l’état de l’Empire résume parfaitement ce que fut l’œuvre – immense – accomplie par Napoléon pendant son trop court règne :
« Si un homme de l’époque des Médicis ou de Louis XIV revenait sur terre, et, voyant tant de merveilles, demandait combien d’années de paix et de règnes glorieux avaient été nécessaires pour les réaliser, il lui serait répondu : Douze années de guerres et un seul homme. »
Mais certains ne manqueront pas d’arguer que Molé manquait du « recul nécessaire » !
Ce qui est l’évidence même.
Puisque Napoléon n’est que propagande, rappelons ici la définition qu’en donne le dictionnaire « Le Robert » :
« Action exercée sur l’opinion pour l’amener à avoir certaines idées politiques et sociales, à soutenir une politique, un gouvernement, un représentant. »
Et, toujours selon la même source, « propagande » a pour synonymes, « intoxication » et « désinformation ».
Eh bien, c’est cela, l’histoire du Premier Empire, vue et propagée par les instances autoproclamées « officielles ».
S’interrogeant sur les ajouts réels ou supposés des phrases en question, l’auteur s’interroge gravement :
« Ont-elles été ajoutées par la suite par Las Cases, compte tenu de la montée des mouvements libéraux et nationalistes qui remettaient en cause les traités de Vienne et la Sainte-Alliance ? Las Cases agirait ainsi pour servir la cause du fils de Napoléon, retenu alors à la cour de Schönbrunn. “Le Mémorial” [lisez bien !] serait donc, derrière une façade historique, un pur instrument de propagande. C’est la solution la plus plausible. »
D’où le titre de cet article vénéneux.
Il est atterrant d’observer la hargne – quel autre vocable ? – constante, mais adroitement dissimulée sous le masque d’une fausse objectivité historique, avec laquelle l’auteur de l’article poursuit « son grand homme » (!), comme l’écrivent certains lecteurs naïfs et abusés, cet Empereur Napoléon, à qui il est redevable d’une médiatisation que sa passion du cinéma, et les « Pieds Nickelés » dont il raffole, seraient bien incapables de lui offrir.
J’ai titré cette réaction : « Un coup bas bien monté ».
Il s’agit certes d’un article d’une extrême malhonnêteté – ce n’est ni le premier ni le dernier – mais pourquoi « coup bas » ?
Explication :
Le tirage moyen de « Valeurs » (ex-Actuelles) est d’environ 125 000 exemplaires par semaine.
– Sachant que chaque exemplaire d’un journal, quelle que soit sa périodicité, est lu en moyenne par trois personnes (fourchette très basse, chaque exemplaire de certains quotidiens pouvant être lu par six, voire sept personnes), l’article sur « le chef d’œuvre de propagande » a été lu par plus de 350 000 personnes.
– Sur ces quelque 350 000 personnes, combien d’entre elles possèdent et ont lu « le Mémorial » dans son édition la plus achevée, celle de 1951, de près de 2 000 pages ?
– Combien d’entre elles ont acheté, ou vont acheter la version Perrin-Fondation Napoléon de 800 pages, au prix relativement élevé de 42 € ?
– En resserrant encore le propos, combien d’entre elles ont lu et/ou liront les deux variantes, et seront à même d’établir des comparaisons ?
– Si j’écris que, dans chaque catégorie, et bien plus encore dans la troisième, le nombre sera infinitésimal, il ne fait aucun doute que je pêche encore par excès d’optimisme.
– En revanche, une chose est absolument certaine : alléchés par un titre aussi racoleur, les 350 000 lecteurs du magazine qui ne liront que l’article, sans aller au-delà, ressortiront de leur lecture persuadés que ce fameux Mémorial de Sainte-Hélène n’est bien qu’un vil outil de propagande que s’est forgé Napoléon pour se bâtir un monument à une gloire usurpée.
Bien joué, si j’ose écrire ! Un coup bas exemplaire.
Napoléon n’a même plus besoin d’ennemis. Il a « à la maison » tout ce dont il a besoin pour être détruit.
Nous sommes nombreux à connaître cette antienne que le « Maître » rabâche à chacune de ses interventions médiatiques :
« Surprise et propagande, voilà le génie de Napoléon. »
Pour rester dans le même registre, je conclurai par un pastiche :
« Suffisance et médisance, voilà le génie de… »
Mais je laisse à chacun le soin de remplir les blancs.
1 – Bien qu’il eût été un adversaire acharné de Napoléon, on peut citer cette pensée de Chateaubriand, lui aussi présent à Gand pendant les Cent-Jours : « La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royauté aurait donc pour carrosse de son sacre les chariots d’ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ! Que sera-ce qu’une restauration accomplie sous de tels auspices ? » Cette citation est extraite de « Les derniers Jours de l’Empire » (éditions Arthaud 1965), un magnifique et très émouvant récit du Commandant Henry Lachouque, grand historien de l’Empire, et pur napoléonien – ce qui ne signifie pas « béni-oui-oui ». Ce n’est pas à lui que l’on pourrait reprocher des propos sordides comme ceux tenus souvent par certains historiens napoléoniens d’aujourd’hui. Lachouque magnifiait Napoléon et l’Empire ; les autres l’avilissent en toute conscience. Honte à eux !