Consul de France, Michel Dancoisne-Martineau – trente ans de présence sur l’île – est l’administrateur du domaine. Il raconte qu’à son arrivée le « parti-pris était de noircir au maximum ; on voulait offrir au public la maison décrite par le mémorialiste ». Mais, maintenant, « on a passé le stade de la propagande ; on n’est plus au stade de la glorification ; on est au stade du respect de l’histoire, au stade du respect des lieux ». Donc, si l’on interprète bien le propos, les descriptions faites par Las Cases et tous ceux qui ont vu dans Longwood une maison, humide, malsaine et moisie relèvent toutes de la propagande et d’un quelconque souci de glorification. Le laisser entendre, sans préciser qu’elle était effectivement telle lorsque Napoléon l’habitait, est une posture malhonnête. Longwood était sordide. Faut-il alors considérer que le travail de sape actuellement en cours s’est prolongé en ce lieu, qui est, quoique certains peuvent en penser, un sanctuaire de la mémoire ? Le « Pape », décidément, fait école !
Si l’on ne peut évidemment que se réjouir que Longwood ait été réhabilité au lieu de s’effriter sous les mâchoires des termites, ce respect de l’histoire évoqué par M. Dancoisne-Martineau ne réside-t-il pas davantage dans la maison telle qu’elle a été vécue et décrite par Las Cases et tous les autres que dans ce cottage pimpant et joliment décoré ? C’est en effet une vision réellement charmante de Sainte-Hélène, à mi-chemin entre le « Club Med » et le paradis terrestre que nous offre ce reportage. Et c’est où le bât blesse. Tout est trop beau, trop léché.
D’ailleurs, Caroline Dumay délivre un rassurant message : Napoléon « était en exil. Pas en prison ».
Tenons donc pour anecdotiques la présence de patrouilles que l’illustre déporté trouvait à chaque détour de son chemin, et la ceinture de soldats, qui le soir venu, cernait la maison. Libre, effectivement. Il pouvait même, le veinard, « circuler dans un rayon de vingt kilomètres autour de Longwood », et comme « par temps clair, Longwood est un endroit bien agréable1 », on peut affirmer sans hésitation que l’ex-tyran (appellation soigneusement contrôlée), qui a ravagé l’Europe entière avec ses guerres napoléoniennes – rappelez-vous : « Autant il aime Joséphine, autant il aime faire la guerre, ces deux passions se mélangent », M. Gueniffey dixit – est un ingrat. Et un goujat d’autant plus détestable que le gouvernement britannique lui avait donné, en la personne de Sir Hudson Lowe, non pas un geôlier, mais un brave homme qui gérait « en bon père de famille » (sic) le budget alloué pour sa garde2.
Prenons le cas d’un Français, simplement un peu au fait de la déportation, pardon, de l’exil, de Napoléon, qui regarde le sujet de « France24 ». Devant ce tableau idyllique, il ne manquera pas de s’interroger. C’est ça, cet enfer de Sainte-Hélène qu’on nous a toujours décrit ? C’est dans ce lieu que les « exilés » sont supposés avoir tant souffert ? Et on nous parle de déportation ! Et ainsi de suite. Aussitôt, le doute s’insinue : « On nous aurait donc menti ? ». Une « fake news » avant la lettre ? Et comme il en faut bien peu pour faire basculer l’opinion publique – il suffit de la pousser légèrement – Napoléon ne tardera à passer pour un imposteur. Cependant, n’ayons surtout pas le mauvais esprit de penser que c’était le but recherché, car ce serait bien la première fois !
À l’instar de Michel Dancoisne-Martineau, les Saints, qui ne viennent que rarement sur la tombe, considèrent que Napoléon a noirci le tableau. Ce qui ne les empêche pas de reconnaître qu’ils attendent tout de lui, que son nom est une « mine d’or » pour le tourisme, et que, comme telle, elle doit être exploitée. Mais, avec trois à quatre bateaux de touristes par an pour le moment, se désole l’un d’eux, « it’s a long way »… Comme il doit être douloureux et humiliant pour le gouvernement anglais de dépendre de cet ennemi honni, combattu sans trêve, et, finalement abattu sans gloire, pour tenter de rentabiliser ce modeste joyau de la Couronne en perdition dans l’Atlantique Sud !
Devant le contraste existant entre la description idyllique faite de Longwood par « France24 » et la réalité sordide des années 1815-1821, on ne peut que s’interroger : que faut-il penser de ce reportage béat ?
Trois réponses possibles :
- La première et la plus évidente, en apparence du moins, est qu’il s’agit d’un classique reportage touristique. Il est cependant douteux que les 16 petites minutes du sujet suffisent à propulser les foules françaises au fin fond de l’Atlantique Sud. Quant aux Anglais, le sujet étant en français, il y a peu de chances pour qu’il les atteigne. De toute façon, sur ce thème sensible, ils préféreront toujours du Made in Britain » (à la bonne foi douteuse), et il ne semble pas y avoir de version anglaise disponible.
- Reportage culturel ? Il eût fallu plus de références au séjour de Napoléon sur l’île, et surtout plus pertinentes que ces quelques lieux communs – erronés ou orientés ? – mentionnés plus haut. On peut donc retenir éventuellement l’hypothèse d’une certaine « méconnaissance » de l’époque et du contexte historique.
- Reste une troisième option, qui, elle, demande un petit développement. Mission discrète pour discréditer Napoléon urbi et [surtout] orbi ? Il s’agirait cette fois de persuader les téléspectateurs que le calvaire de Napoléon sur l’île maudite est, lui aussi, à mettre au chapitre de la propagande. Compte tenu de tout ce que nous dénonçons sur ce site, cette hypothèse n’est pas à exclure.
Les visiteurs habituels savent que « Le Carré » s’attache à dénoncer, les attaques, toujours sournoises, lancées contre Napoléon. Peut-être ont-ils remarqué une sorte de discrète « publicité » récurrente en faveur d’un retour à la monarchie « de droit divin »3 dans les très populaires émissions de Stéphane Bern, entre autres, qui entassent sans vergogne nombre de grossièretés sur le dos de Napoléon. Mais aussi dans certains titres de la presse écrite, comme « Valeurs Actuelles », qui a récemment accordé au « Pape de la Napoléonie » plusieurs pages pour discréditer le « Mémorial de Sainte-Hélène », vu comme un « chef-d’œuvre de propagande ». Nous en avons parlé ici même.
Comme en ce qui concerne Napoléon, il faut – toujours – avoir mauvais esprit, on peut donc imaginer sans trop se forcer qu’après avoir démoli le « Mémorial de Sainte-Hélène » l’ouvrage emblématique du Premier Empire, « on » enfonce un clou supplémentaire dans son cercueil que l’« on » aimerait bien refermer définitivement. Le clou en question étant de réussir à accréditer l’idée que le galetas de Longwood fut une résidence de rêve que le « tyran », avec l’aide de son âme damnée Las Cases, a présentée comme un calvaire pour bâtir sa « légende » (cf. plus haut). Pour ce faire, cette chaîne « France24 » – théoriquement, car, dans les faits, la réalité est souvent bien différente – est l’outil idéal : elle diffuse en français, anglais, arabe et espagnol, sur la TNT (canal 33), en Île-de-France, sur le satellite, le câble et la télévision IP, ainsi que sur Internet. Quand on saura qu’elle est également disponible dans des hôtels, des compagnies aériennes, des aéroports, et que ses programmes sont en partie repris par des chaînes de télévision étrangères ; quand on saura qu’elle est en outre disponible dans plus de 355 millions de foyers à travers plus de 180 pays ; qu’elle est regardée chaque semaine par 55 millions de téléspectateurs (chiffre de 2018), et que son site web est visité par plus de 18 millions d’internautes en moyenne chaque mois, on pourra en conclure que nous avons là une sorte d’arme absolue pour enterrer définitivement ce personnage qui, malgré les attaques qui n’ont jamais cessé depuis… 1804, reste accroché à son titre d’homme le plus célèbre de l’Histoire de notre pays. Voire, pour certains – mais ils sont fous, évidemment – de l’Histoire universelle.
Une question se pose : quand le « monument Napoléon » va-t-il enfin s’abattre, car ne serait-il pas regrettable que tous les efforts consentis par les concasseurs professionnels du Premier Empire ne fussent pas récompensés ? Plus sérieusement, nous devons souhaiter et œuvrer pour que les supercheries de ces mêmes concasseurs soient un jour dévoilées au grand jour et dénoncées, afin que Napoléon (et avec lui le Premier Empire) soit enfin lavé de toutes les insultes dont il a été abreuvé à l’applaudissement général.
Je ne demande – et j’en serais heureux – qu’à faire amende honorable. Mais cela ne me semble pas pour demain.
Notes
1 – Elle ne doit pas parler de la même île que celle qui est évoquée par un officier boer, lui aussi déporté en ce lieu lors de la guerre des Boers : « II y a à Sainte-Hélène deux saisons : la courte saison des longues pluies, et la longue saison des courtes pluies. » Il peut y avoir jusqu’à 14 degrés de moins entre Jamestown et Longwood.
2 – Cette phrase mémorable, déjà citée ailleurs sur ce site, est à porter au « crédit » du directeur de la Fondation Napoléon.
3 – J’ai vu récemment, « taguée » en très grandes lettres noires sur un trottoir près de la Porte Maillot à Paris, cette inscription : « Vive le Roi ! » Ce n’est pas la première fois.