Inutile d’entrer dans des détails que chacun connaît. Le 2 décembre 1805, cette bataille, symbole du génie militaire de Napoléon, mettait un terme à la troisième Coalition, déclenchée par l’Autriche et la Russie sur ordre de l’Angleterre pour lever la menace que représentait la présence, de l’autre côté de la Manche, de celle qui n’était encore que l’armée des Côtes de l’Océan.
Rappelons une fois encore, car cela ne saurait nuire lorsque l’on parle des supposées turpitudes de Napoléon et de la France d’alors, que Londres avait versé dès le milieu de l’année 1804 deux millions et demi de livres-or pour décider l’Autriche et la Russie à déclarer la guerre à la France, et que, à la fin de cette même année, les négociants de Londres avaient versé cinq autres millions pour financer la coalition.
Il est une image qui est fort connue : celle du vainqueur, la main passée dans le gilet, le visage fendu d’un sourire satisfait, se promenant d’un air radieux sur le champ de bataille où, au grondement des canons qui se sont tus, ont succédé les gémissements des blessés. Et l’on prête à Napoléon cette phrase, qui, en un tel lieu et en de telles circonstances, serait abjecte :
« C’est le plus beau jour de ma vie (1). »
Oui, la phrase en question a bien été prononcée. Mais la veille de la bataille, au cours de la nuit, alors que Napoléon, en compagnie de quelques-uns de ses maréchaux, rendait visite à ses troupes pour prendre leur pouls et parcourir les lignes.
Du fait de la disproportion des forces – 75 000 Français contre plus de 90 000 Austro-Russes – cette prise de contact directe était indispensable.
Un enjeu vital pour la France
Il était en effet hors de question que la bataille qui s’annonçait fût perdue : après qu’il fut monté si haut, si vite, l’Europe monarchique entière, l’Angleterre plus encore que les autres, attendait qu’il chutât plus vite encore qu’il n’était monté, et ne se relevât pas.
L’ENJEU ?
Il n’était pas que militaire, mais politique et économique, c’est-à-dire vital pour l’avenir de la France. Napoléon savait que la perte de cette bataille qu’on lui imposait signifierait la ruine des efforts accomplis inouïs pendant quatre années pour relever le pays, et l’effondrement de la prospérité recouvrée.
D’autre part, une défaite serait inévitablement suivie d’une invasion –c’était d’ailleurs le plan des Coalisés – de la France par les Russes et les Autrichiens, et sans doute aussi par les Anglais, heureux de pouvoir mettre – sans danger – le pied sur le sol de cette France rivale et détestée.
UNE RESPONSABILITÉ COLOSSALE
Autant dire que, en cette veille du 2 décembre 1805, la responsabilité qui pesait sur les épaules du seul Napoléon, était colossale.
Inhumaine.
À son arrivée dans les lignes, les soldats, spontanément, offrirent alors à « leur » Empereur une véritable « retraite aux flambeaux », lui traçant avec des bottes de paille enflammée qui se multipliaient au fur et à mesure de la marche, un gigantesque boulevard de lumière.
Ce fut, écrit l’un de ces hommes, un embrasement général, un mouvement d’enthousiasme, si soudain que l’Empereur dut en être ébloui. C’était magnifique, prodigieux… »
« VEILLONS AU SALUT DE L’EMPIRE »
Soudain, sur ce boulevard de lumière, aux accents, spontanément éclos, du chant emblématique de « Veillons au salut de l’Empire », Napoléon vit venir à lui un vieux grenadier, qui lui dit avec un respect que ne parvenait pas à démentir le tutoiement maladroit employé par ce brave type :
« Empereur [sic], je te promets, au nom des grenadiers de l’armée, que tu n’auras à combattre que des yeux et que nous t’amènerons demain les drapeaux et l’artillerie de l’armée russe pour célébrer l’anniversaire de ton couronnement. »
Plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître, Napoléon – et telles sont les circonstances et les mots exacts – murmura aux maréchaux qui lui avaient fait escorte dans cette sortie nocturne :
« Voilà la plus belle soirée de ma vie, mais je regrette de penser que je perdrai demain bon nombre de ces braves gens. »
Dommage que la considération due au lecteur interdise d’utiliser les mots qui viennent naturellement à l’esprit pour qualifier le procédé qui, pour nuire à celui que l’on veut détruire, consiste à dénaturer vicieusement une citation.
Il a beaucoup servi depuis.
(1) Je possède un ouvrage sur la campagne de 1805 : « Napoléon et la Russie » (éditions Copernic) où une gravure censée évoquer cette anecdote remplit une pleine page de cet album grand format. Auteurs : Tranié, Carmignani.