Dans la continuité de Frédéric Masson

Né à Paris, le 8 mars 1847, Frédéric Masson fut un historien français, spécialiste de l’histoire napoléonienne, auteur de plus d’une trentaine d’œuvres, et membre de l’Académie française. À sa mort, le 19 février 1923, l’Institut de France hérite de l’ensemble de ses livres, documents, gravures, dessins, tableaux et objets d’art, désormais conservés à la fondation Dosne-Thiers. Ce fonds comprend des documents, manuscrits concernant le Premier Empire, ainsi que 1 000 dessins, 30 000 estampes et plus de 2 000 objets et tableaux.

J’apprécie particulièrement la qualité littéraire ainsi que la finesse, richesse et exactitude de ses études historiques, à tel point qu’il réprésente l’un des exemples à suivre, l’un des piliers et que le Carré Impérial se devait de continuer le long chemin si escarpé et tortueux qu’il a, humblement, accompli en grande partie. Pour reprendre les mots de Jean-Claude Damamme : c’est un « pur » !

Aussi, je souhaitais vous faire partager sa vision et sa manière de faire que je trouve remarquables.

D’après l’introduction d’une de ses œuvres :

« … Telle est une partie de l’œuvre entreprise, celle qui, aujourd’hui, semble à l’auteur assez avancée pour qu’il ne soit point trop audacieux à lui d’en dire le plan. Il ne s’en dissimule ni les difficultés, ni les embarras. Pour dégager chacun des points qu’il étudie successivement, il doit l’isoler et le regarder au microscope. Delà, un grossissement sans doute démesuré qui peut mener le lecteur à prendre la partie pour le tout et à conclure avant que tous les éléments de conviction n’aient été fournis. En groupant étroitement des faits qui, dispersés sur toute une vie, n’y gardent qu’une importance médiocre, on leur prête une solennité et une suite qu’ils n’ont pas dans la réalité. Voici la chasse par exemple. Qu’on veuille, en un livre, raconter uniquement Napoléon chasseur : il faudra que l’auteur entre dans le détail de l’organisation de la vénerie ; qu’il ait recueilli les moindres événements de chaque laisser-courre, qu’il conte par le menu chacun des hallalis ; qu’il suive l’Empereur dans ses tirés en inscrivant chaque tableau avec les noms des invités et le nombre des pièces. Cela sera son sujet et il le devra épuiser. Mais arrivé à la fin du volume, le lecteur pourra s’imaginer que Napoléon, en toute sa vie, n’a fait que chasser, alors qu’il a fait peut-être quelque autre chose.

Là est le danger de ces monographies. Prises isolément, elles donnent du modèle une idée médiocrement exacte, bien que, en soi, chacun des faits allégués soit authentique. A l’ensemble, peut-être, les plans se trouveront rétablis, et l’accumulation des détails fera moins d’ombre à la figure. D’ailleurs, quel système adopter, en dehors de celui-ci, qui permette d’acquérir des notions précises et qui ne présente point des vices plus graves ?

Pour apprendre Napoléon, on ne se contenterait point à présent d’un morceau de style, écrit de verve sur le coin d’une table. Certes, que sa vie fournisse une rare matière à développements poétiques, d’accord ; mais la génération qui a précédé la nôtre a excellé en cet art et, de Byron à Hugo, n’a guère laissé de thèmes à remplir. Le cycle n’est point fermé pour cela : en nos jours, des jeunes hommes, avec des mots vibrants et des images violentes se reprennent à traduire l’immortelle épopée ; mais, pour enflammée que soit leur prose, les idées dont ils se servent, et même les images ne peuvent être neuves. Ils transcrivent, en la langue d’aujourd’hui et de demain, les chants, aux formes incorrectes et vieillies, qui, durant un demi-siècle, ont consolé la Nation, l’ont relevée à ses propres yeux, lui ont rendu, dans les âges les pires qu’elle eût a traverser, l’orgueil d’elle-même et dont les rythmes à présent ne semblent usés que parce qu’ils ont traîné si longtemps au gosier du peuple. Les chants d’aujourd’hui auront-ils cette même gloire, éveilleront-ils les mêmes échos, nul ne le souhaite plus que moi ; mais, chanter est affaire aux jeunes et parce que la Légende doit maintenir ses droits sur l’âme de la France, est-ce à dire que l’Histoire doit abdiquer les siens ?

Aussi bien, l’une servira l’autre : l’enquète que mènera l’Histoire n’aura nullement pour effet de détruire la Légende ; car la Légende n’est que la vérité historique, poétisée si l’on veut, agrandie et généralisée par des côtés, mais presque toujours singulièrement exacte. L’Histoire apportera des éléments nouveaux dont demain la Légende tirera parti, qu’elle sublimera à son gré, dont elle adoucira et estompera les contours, auxquels elle prêtera la poésie sublime dont seule l’imagination du peuple peut parer son héros.

Mais il faut une histoire nette, précise, s’appuyant uniquement sur des documents certains, une histoire qui descende à l’extrême détail et, autant qu’il est possible humainement, ne laisse nulle gerbe à glaner au champ qu’elle s’est tracé. Il faut une histoire écrite sans autre préoccupation que la recherche de la vérité, hors de toute idée de parti, avec une indépendance entière, qui ait la sécheresse, la minutie d’une instruction judiciaire et qui, pour prouver l’impartialité de l’auteur, ne dissimule rien des défauts, n’atténue nulle des tares, aille sans jamais faiblir jusqu’au bout des informations recueillies. Toute autre manière de procéder serait futile, malhonnête et irait contre le but poursuivi. Le Héros doit apparaître tout entier, éclairé sur toutes ses faces par une implacable lumière ; nul voile qui dérobe un morceau de lui ; c’est affaire à d’autres de passer des chemises de zinc sur sa chair de marbre. Nulle restriction en l’exposé de ses actes, la vérité tout entière. On ne peut plus le louer avec des phrases : la vérité seule y peut suffire.

Et du même coup se trouveront réfutés à la fois les pamphlets haineux et les apologies imbéciles. Celles-ci, par leur niaiserie, sont pires que les libelles. Mesurer l’Empereur à la même aune qu’un commerçant adroit qui tient proprement ses livres et se contente d’un bénéfice modeste sur les produits qu’il débite ; polir les arêtes sur sa médaille au point de la rendre pareille à ces pièces où l’on distingue encore l’effigie d’un souverain, sans qu’on puisse distinguer quel il est ; enlever à son caractère et à son esprit tous leurs excès pour ramener ses traits physiques et moraux à une formule bourgeoisement banale et honnêtement vulgaire, c’est comprendre moins encore sa nature que si on lui prêtait des vices extrêmes, des ambitions sans mesure, même des crimes sans exemple. Du moins on le laisserait grand : ce serait le génie du mal, mais ce serait encore un génie. Ce ne serait pas une sorte d’élève du Ghetto, mâtiné d’usure et de libéralisme.

Aux prétendus impartiaux qui en toute occasion abaissent leurs compatriotes devant l’étranger, aux moralistes de cabinet qui semblent ignorer volontairement tous les dessous malpropres de l’existence humaine et appliquent à Napoléon une règle philosophique qu’ils n’ont sans doute point empruntée à leurs contemporains, les faits répondront.

Étant soupçonné de m’être hypnotisé sur Napoléon, je dois, plus que tout autre, m’abstenir de toute polémique et réserver, autant qu’il sera possible, mes appréciations personnelles. Je ne dirai que ce que j’ai trouvé dans les papiers et ne me sens pas en droit de présenter des conclusions. Si réservées qu’aient été celles d’un premier volume, elles ont attiré des critiques dont je reconnais la justesse. Ce que j’apporte est un fragment d’une enquête. Le jugement ne pourra être rendu que lorsque l’enquête entière sera sous les yeux du public.

Le système que j’ai adopté de n’indiquer aucune des sources où j’ai puisé a été vivement attaqué, non seulement en France, mais dans d’autres pays. Je m’y tiens pourtant. D’une part, il me semble inutile de faire participer le lecteur au travail très long et très complexe auquel je me suis livré. D’autre part, les indications que je fournirais n’apprendraient rien à personne, puisque la plupart des documents sur lesquels j’ai travaillé m’appartiennent ou dépendent d’archives privées. Prochainement, je serai en mesure de publier intégralement certains des textes dont je me suis servi : on verra alors s’ils sont ou non authentiques. D’ailleurs, sauf en des cas où le silence m’a été imposé, je suis prêt à donner aux travailleurs qui y prennent intérêt toutes les justifications qu’ils souhaiteront : c’est ainsi que j’ai déjà fait et les plus sévères en matière de documentation ont bien voulu se contenter de mes explications… »